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Nutrition

Publié le 06 déc 2021Lecture 13 min

Carences nutritionnelles des temps modernes

Jean-Louis SCHLIENGER, Faculté de médecine, université de Strasbourg

Depuis la fin des grandes famines en Occident, les nutritionnistes devenus hommes de science se sont intéressés aux carences plus spécifiques — protéique, vitaminique — et ont défini les besoins alimentaires physiologiques des individus. L’extraordinaire disponibilité alimentaire des temps présents les a conduits à infléchir leurs centres d’intérêt vers les méfaits des excès d’apport alimentaire, délaissant peu à peu la problématique des carences en dehors des situations de risque de dénutrition caractérisée, comme chez les personnes âgées fragiles. Pendant le même temps, les individus se sont affranchis des contraintes alimentaires quotidiennes pour choisir des modes alimentaires singuliers fondés sur des arguments idéologiques, spiri- tuels ou sanitaires sans tenir compte de leurs vrais besoins, ouvrant ainsi à leur insu le chapitre de nouvelles carences aussi subtiles qu’inattendues en ces temps d’abondance. En réalité, au monde des « bien portants » les carences menacent encore !

Régimes particuliers à risque La pratique de régimes sélectifs allant à rebours des standards omnivores de l’espèce humaine et des recommandations préconisant la diversité alimentaire séduit de plus en plus pour de bonnes et de mauvaises raisons. Les régimes sans gluten, sans lait ou sans lactose, sans viande, sans sucre, sans graisses, sans huile de palme, sans lectine et, pourquoi pas, sans rien puisque la mode du jeûne bat son plein... se développent dans un climat d’anxiété alimentaire collective et de crise de confiance sociétale. Ne sachant plus comment ni quoi manger, ne faisant confiance à personne ou à n’importe qui, les consommateurs construisent leur propre chemin en mêlant des informations contradictoires provenant pêle-mêle des professionnels de santé, des médias et des réseaux sociaux. Ces régimes irrationnels sont potentiellement pourvoyeurs de carence. Le risque est limité du fait des capacités d’adaptation physiologique de l’espèce humaine et parce que la plupart de ces régimes sont suivis de façon éphémère. Le risque n’en est pas moins réel lors de pratiques radicales et chez les sujets fragiles (enfants, adolescents, femmes enceintes, personnes âgées) en raison de déficits d’apport quantitatifs et/ou qualitatifs. Régimes végétariens Les déclinaisons des régimes à connotation végétarienne sont légion : flexitarien, semi-végétarien, pesco-végétarien, ovo-lacto-végétarien, végétalien (végan), frugivore, macrobiotique, etc. À vrai dire, on en parle plus qu’on n’y succombe puisqu’en France, on compte environ 3 % de végétariens et 0,3 % de végétaliens. Les effets sur la santé du régime végétarien sont généralement favorables avec une réduction de l’incidence du cancer, des maladies cardiovasculaires et du diabète selon des études observationnelles anciennes, bien qu’il n’ait pas été mis en évidence de bénéfices sur la mortalité toutes causes(1). Nonobstant, la moins bonne qualité biologique des protéines végétales liée aux acides aminés limitants et à une moindre digestibilité, le statut protéique et la balance azotée ne sont pas affectés dès lors que le principe de complémentarité des aliments (céréales/légumineuses) est respecté. En revanche, le statut en acides gras n-3 (oméga-3) est constamment déficitaire, surtout en cas d’exclusion de tous les aliments d’origine animale. La diminution des concentrations circulantes ou membranaires en AG n-3 est particulièrement basse chez les végétaliens parce que la capacité de production d’EPA et de DHA à partir de l’acide α-linolénique contenu dans certains végétaux est insuffisante. Une supplémentation est conseillée durant la grossesse et chez les enfants de mères végétaliennes (gélules, algues, noix, œufs fortifiés...)(2). Un déficit en micronutriments a été décrit dans les populations végétaliennes, et à un moindre degré, végétariennes. Le déficit en vitamine B12 est constant chez les végétariens et peut être symptomatique chez les végétaliens — voire critique chez l’enfant — puisque la vitamine B12 assimilable ne se trouve que dans le règne animal. Seul le régime omnivore assure une allocation correcte en vitamine B12. Le corollaire en est l’élévation de l’homocystéinémie, paramètre associé à un excès de risque cardiovasculaire(3). Une supplémentation systématique en vitamine B12 est indispensable chez les végétaliens. Le risque de carence en iode et ses répercussions chez les végétariens sont moins connus. La synthèse des hormones thyroïdiennes est réduite en raison de la teneur élevée des végétaux en inhibiteurs de la thyroxine peroxydase. La consommation de lait et de laitages pallie en partie le déficit iodé lié à la non-consommation de produits marins(4). Des cas d’hypothyroïdie ont été rapportés chez des enfants de mère végane. Le statut calcique des végétaliens est globalement satisfaisant. En dépit d’une biodisponibilité calcique moindre du fait de l’abondance des phytates et des oxalates et d’un apport calcique réduit, la calcémie, la parathormone et la densité minérale osseuse (DMO) restent dans les limites de la normale. Néanmoins, une étude prospective sur 5 ans a mis en évidence une diminution de la DMO et une augmentation du risque de fracture rachidienne dans ces populations(5). Une supplémentation vitamino-calcique est souhaitable durant la grossesse. Bien que l’apport en fer total soit satisfaisant chez les végétariens, leur statut martial n’est pas normal. Certes, l’anémie ferriprive n’est pas plus fréquente, mais les concentrations sériques de ferritine sont nettement plus faibles chez les hommes, les femmes et les enfants végétariens. Le fer est considéré comme un nutriment préoccupant chez les femmes enceintes végétariennes ou, a fortiori, végétaliennes(6). Régimes d’exclusion Fondés sur l’interprétation fallacieuse de données (pseudo) scientifiques, les allégations et les croyances, les régimes « sans » ne sont pas sans risques pour la santé lorsqu’ils ne sont pas médicalement justifiés. Régime sans lait et sans laitages Une véritable croisade anti-lait a été menée depuis deux décennies au prétexte que la consommation de lait et de ses dérivés n’est pas adaptée à l’alimentation humaine après le sevrage. Cette assertion ne repose sur aucune donnée scientifique et, à ce jour, rien ne permet d’affirmer que le lait a une responsabilité dans le développement des maladies chroniques ou dégénératives. L’intolérance au lactose commune chez l’adulte est toute relative. Par leur haute teneur en calcium bien assimilable et leur richesse en biopeptides et en acides gras « trans » antiathérogènes (CLA), les produits laitiers sont des aliments remarquables, ne pouvant être substitués par les leurres que sont les « laits » végétaux. Régime sans gluten L’éviction totale du gluten, qui est le seul traitement de la maladie cœliaque, semble être bénéfique en cas « d’hypersensibilité au gluten », entité mal définie décrite dans un petit contingent de sujets atteints du syndrome de l’intestin irritable. Le risque de carence alimentaire n’est pas connu chez les sujets en bonne santé excluant le gluten pour améliorer leur bien-être, bien que ce régime soit associé à une réduction des apports en fibres alimentaires et en oligo-éléments(7). Autres régimes d’exclusion Il existe bien d’autres exclusions et lubies alimentaires dont la plupart ne sont pas responsables de carences caractérisées, à l’exception du jeûne intermittent ou partiel qu’aucun argument rationnel ne peut justifier. Néanmoins, tous les régimes d’exclusion sont à l’origine d’un déséquilibre alimentaire pouvant avoir des conséquences à long terme, notamment dans les populations fragiles (enfants, femmes enceintes ou allaitantes, personnes âgées). Obésité et risque de dénutrition L’obésité ne protège pas nécessairement contre la malnutrition. Paradoxalement, on peut être obèse et carencé. Force est de reconnaître que l’IMC n’est pas le meilleur des indicateurs nutritionnels et que l’habit ne fait pas le moine. La coexistence de carences nutritionnelles avec le surpoids ou l’obésité est loin d’être exceptionnelle dans les pays connaissant une transition nutritionnelle rapide ou dans les zones urbaines ou péri-urbaines où persiste l’insécurité alimentaire avec une alimentation à densité énergétique élevée et à densité nutritionnelle insuffisante(8). Il va sans dire que toutes les pratiques d’amaigrissement exposent à un risque de déficit en vitamines, en minéraux et en fibres alimentaires, d’autant plus élevé que la restriction énergétique est plus sévère, prolongée et extravagante. La masse maigre musculaire est la première à être menacée. Carence protéique relative et risque sarcopénique L’obésité sarcopénique peut être assimilée à une forme de carence. Elle associe une masse grasse ou un poids corporel élevé et une masse musculaire squelettique diminuée comme au cours du vieillissement dont elle est une complication. L’exercice physique et la nutrition sont les deux facteurs clés en la matière. La diminution de l’activité physique est un facteur de risque majeur tout à la fois d’obésité et de sarcopénie. En effet, l’exercice physique constitue un stimulus anabolisant favorisant la synthèse des protéines musculaires. L’approche nutritionnelle est plus complexe puisque la sarcopénie et l’obésité procèdent de mécanismes opposés, l’une étant liée à un apport nutritionnel insuffisant et l’autre à une consommation excessive d’énergie. La stratégie d’intervention nutritionnelle devrait concilier un apport nutritionnel prévenant la perte de la masse musculaire squelettique tout en réduisant la masse grasse, c’est-à-dire préserver l’anabolisme musculaire dans un contexte de déficit énergétique. Mission quasi impossible, puisque tout régime hypocalorique efficace sur la masse grasse entraîne ipso facto une perte de la masse musculaire ! Un régime hyperprotidique et/ou une supplémentation en micro-nutriments sont un moyen théorique et très imparfait de résoudre ce dilemme. Chez les sujets obèses plus âgés, l’apport protéique recommandé est augmenté à 1,2 g/kg/j, voire davantage, en cas de comorbidités. La réponse anabolique à l’apport alimentaire peut être amplifiée par les apports relativement élevés de protéines d’origine animale consommées à chaque repas(9). Un enrichissement en micronutriments a été proposé à la suite de la mise en évidence d’un statut en minéraux et en vitamines médiocre par des études observationnelles chez les sujets sarcopéniques, obèses ou non. La correction des carences en micro-nutriments pourrait être un auxiliaire de prévention intéressant chez les personnes âgées obèses et fragiles. Le magnésium, le sélénium, le calcium et la vitamine D semblent prometteurs(10). Obésité et maladie grave Les sujets obèses présentant une maladie relevant de soins intensifs illustrent le concept « d’obèse dénutri ». En dépit de réserves adipeuses excessives, ils nécessitent une assistance nutritionnelle respectant un objectif hypo-calorique a minima avec un apport protéique majoré pour atteindre un bilan azoté positif ou, à tout le moins, neutre. Il est ainsi possible d’atténuer la perte de la masse musculaire inhérente à l’agression métabolique. En pratique, l’initiation de l’assistance nutritionnelle s’avère souvent retardée ou administrée à un niveau sous-optimal chez les sujets obèses gravement malades au prétexte erroné que la surcharge adipeuse constitue une réserve énergétique permettant de satisfaire des besoins nutritionnels réduits(11). Chirurgie bariatrique, nouvelle cause de carences La chirurgie bariatrique est le traitement le plus efficace de l’obésité morbide et de ses complications métaboliques... au prix de carences nutritionnelles quasi inéluctables. Elles sont la conséquence du montage chirurgical, des régimes restrictifs suivis avant l’intervention, des intolérances alimentaires et, surtout, d’un suivi postopératoire aléatoire et d’une mauvaise obser- vance de la supplémentation nutritionnelle recommandée. La prévention systématique des carences fait partie des bonnes pratiques de suivi postopératoire. Il est admis qu’une supplémentation vitamino-minérale précoce est indiquée après toute chirurgie induisant une malabsorption(12-14). L’observance de la supplémentation prescrite n’est pas satisfaisante et s’explique par le grand nombre de perdus de vue, sa durée très longue et par un « reste à charge » conséquent. Des conseils nutritionnels complètent les mesures de supplémentation, car l’évitement de la viande et, à un moindre degré, des produits laitiers, sources significatives de protéines, de fer, de calcium et de vitamine B12, est rapporté par nombre d’opérés. Des conseils nutritionnels complètent les mesures de supplémentation. Calcium et vitamine D L’absorption du calcium qui se fait grâce à la vitamine D au niveau du duodénum et du jéjunum proximal est perturbée par la plupart des montages chirurgicaux. L’augmentation du risque de fracture et d’ostéoporose liée à la perte de poids rapide et aux modifications de l’absorption justifie une supplémentation calcique, plutôt sous forme de citrate que de carbonate, en association avec la vitamine D. Vitamines hydrosolubles Une carence en vitamine B1 (thiamine) peut être la conséquence de la diminution de la consommation alimentaire et des vomissements persistants en postopératoire. La survenue d’une encé- phalopathie de type Gayet-Wer-nicke, d’une insuffisance cardiaque (béri-béri humide) ou d’une acidose métabolique a été rapportée en cas d’intolérance alimentaire majeure traitée de façon inappropriée par une perfusion de sérum glucosé, ce qui entraîne une déplétion sévère par majoration des besoins. En dehors de ces cas extrêmes survenant dans les premières semaines postopératoires, la subcarence en thiamine est fréquente et justifie une prophylaxie(15). Vitamine B-12 La diminution de la production d’acide chlorhydrique et de la disponibilité du facteur intrinsèque consécutive aux modifications anatomiques réduit les capacités d’absorption de la vitamine B12. Des manifestations symptomatiques neurologiques à type de dysesthésies et d’incoordination ont été rapportées dans ce contexte, l’anémie macrocytaire semblant plus rare. Le dosage systématique de la vitamine B12 a été préconisé avant et après chirurgie bariatrique, mais des carences peuvent survenir même lorsque les concentrations sériques sont de 300 pmol/l si on en juge par la perturbation d’autres marqueurs du statut vitaminique comme l’homocystéinémie ou les taux d’acide méthylmalonique ou d’holotranscobalamine. Mieux vaut proposer une supplémentation en routine. Acide folique La carence en acide folique est souvent liée à la carence en vitamine B-12, nécessaire pour la conversion de l’acide méthylté-trahydrofolique inactif en acide tétrahydrofolique actif. Une sup- plémentation est particulièrement indispensable chez les femmes enceintes opérées (ou celles qui envisagent de concevoir) en raison du sur-risque majeur d’anomalies du tube neural chez le fœtus et, à un degré moindre, de retard de croissance et de complications neurologiques. Vitamine C Le statut postopératoire de la vitamine C ne pose guère de problème dès lors que l’alimentation comporte des fruits et légumes. Une supplémentation a été proposée pour améliorer l’absorption du fer en cas de supplémentation martiale. Vitamines liposolubles Une carence en vitamines liposolubles est à redouter en cas de dérivation bilio-pancréatique sans switch duodénal, du fait de la réduction de la zone d’absorption, de la malabsorption des graisses et de la prolifération bactérienne. La carence en vitamine A peut se traduire par un trouble de la vision nocturne et une sécheresse de la cornée. En cas de grossesse, il faut veiller à n’utiliser que le β-carotène, car l’excès d’acide rétinoïque est associé à une augmentation du risque tératogène au cours du premier trimestre. Elle est présente dans plusieurs préparations polyvitaminiques. Concernant les vitamines K et E, il n’y a pas d’indications à une supplémentation en dehors de la dérivation bilio-pancréatique. Oligo-éléments et minéraux Les principaux minéraux à risque de carence sont le fer, le zinc, le cuivre et le sélénium. L’anémie ferriprive, assez fréquente à distance de la chirurgie, s’explique par les modifications anatomiques, la diminution de l’acidité gastrique et une moindre tolérance à la viande rouge. La carence en zinc est largement méconnue, mais sa recherche systématique par un dosage bio- logique n’est pas justifiée en dehors de signes d’appel comme la dysgueusie et la perte des cheveux. Le risque de carence en cuivre est accru, particulièrement en cas de diarrhée persistante, et est à suspecter chez les sujets ayant une anémie inexpliquée, une myéloneuropathie ou des troubles de la cicatrisation. La prescription de complexes multivitaminiques contenant divers minéraux et oligo-éléments (magnésium, iode, zinc, fluor, sélénium, etc.) est souhaitable après toute procédure de chirurgie bariatrique. Les principes d’une supplémentation nutritionnelle après chi- rurgie bariatrique et leur déclinaison en pratique sont indiqués dans les tableaux 1 et 2. Toutefois cette prescription systématique visant à prévenir les carences ne dispense pas d’une évaluation nutritionnelle et de conseils alimentaires au long cours. Les vitamines et certains oligo-éléments peuvent être dosés dans les situations de déséquilibre alimentaire patent. *À titre d’exemple, 1 cp d’Elévit contient entre autres 4 000 UI de vitamine A, 1,6 mg de thiamine, 1,8 mg de riboflavine, ac. folique 0,8 mg, vit B12 4 000 μg, vit D3 500 UI, fer ferreux 60 mg, zinc 7,5 mg, cuivre 1 mg, magnésium 100 mg. **± fourni par les compléments multivitaminiques dont la formule peut être très variable. Conclusion ◼ Les situations à risque de carence nutritionnelle persistent dans les pays développés en dépit de la profusion de l’offre alimentaire. ◼ En dehors des situations de détresse économique et des états de santé critiques, leurs étiologies sont dominées par des choix alimentaires inadaptés et par la prise en □ charge de l’obésité, que ce soit par les régimes restrictifs ou par la chirurgie bariatrique. ◼ La vigilance nutritionnelle à la recherche de carence reste donc d’actualité, même dans un contexte de pléthore. Absence de liens d’intérêts avec la teneur de ce texte. Publié dans Diabétologie Pratique

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